Un texte d'Abraham Serfaty : culture et progres scientifique/Paru dans la revue Souffles N°13-14 1969
Les événements de mai 1968 en
France ont fait nettement éclater, dans la Société capitaliste,
l'antagonisme entre deux attitudes de l'Homme,
entre deux démarches «culturelles». Avoir sa tête «dans les
étoiles», ou chez «Control Data» résume parfaitement cet antagonisme.
A vrai dire, il n'est pas
spécifique au mouvement de Mai français. Le même antagonisme se retrouve
chez le paysan vietnamien qui doit garder «la
tête dans les étoiles» pour abattre, avec un vieux fusil, ou même à
l'arbalète, l'hélicoptère américain ultra-moderne, dont le pilote n'a
lui, plus de tête, mais qui n'est plus qu'un rouage d'une
organisation dont la tête est bien, effectivement, chez «Control
Data».
Mais le paysan vietnamien, de
même que le commando palestinien, préfigure, et autrement que le
spécialiste à tête froide de l'entreprise
américaine, l'homme de demain.
La société future sera une
Société de créateurs ou ne sera pas. Les développements déjà possibles
de l'automation permettent de le préciser.
Pour qu'une telle Société se développe, il n'est pas possible
d'écraser les hommes pour les soumettre, impuissants et aliénés, aux
verdicts de quelques élites ayant l'accès à la Science et à la
Technique. Les mouvements actuels du monde permettent de prévoir que
cette forme avancée de Société esclavagiste sera rejetée.
Le temps prévu par Marx où l'humanité pourra reconquérir le «travail vivant», le travail créateur, arrive à maturité.
Cette Société, cet
épanouissement de l'homme dans et par le travail créateur implique un
bouleversement de l'ensemble des structures et des
concepts du monde capitaliste.
Ici, il faut clarifier la
méthodologie d'approche d'une telle conclusion. La société capitaliste a
sa logique interne. Elle a sa rationalité.
Pris à l'intérieur de cette «mécanique rationnelle», il n'est pas
possible d'en critiquer une partie en conservant les autres. Ainsi, la
nationalisation des moyens de production ne permet pas de
fonder le socialisme si l'ensemble de ces structures et concepts
n'est pas remis en cause.
Le capitalisme réduit l'homme à
l'état d'objet. Le développement de l'automation rend claire cette
réduction, puisque, à la limite,
l'homme-chair est remplacé par l'objet matériel.
Toutefois, comme il ne serait
pas possible de parquer matériellement ces hommes dans d'immenses
«réserves» d'un nouveau genre, ces «réserves» se
développent d'une façon moins avouée.
Au fur et à mesure que les
grandes firmes développent leur emprise, directe et indirecte, sur le
marché mondial capitaliste, elles refoulent de
nouvelles zones de misère. Ainsi, le renforcement, ici, et dans le
cadre du plan quinquennal, d'un secteur «d'agriculteurs dynamiques»
vient développer le secteur dit «moderne», enclave de ce
marché mondial, en refoulant la masse des agriculteurs plus loin
encore dans la nuit de la misère.
Pris ainsi à l'échelle mondiale,
des secteurs entiers du monde capitaliste peuvent développer leur
rationalité interne sans contradiction
apparente, et avec une efficacité d'autant plus accrue qu'elle
ignore délibérément le développement de ces zones de misère, quand elle
ne les organise pas.
A l'intérieur de ces secteurs, et jusque et y compris la vie quotidienne qui en forme l'environnement, il est possible et même logique de penser que «la totalité est la vérité», mais en même temps, «cette totalité est fausse».(15)
A l'intérieur de ces secteurs, et jusque et y compris la vie quotidienne qui en forme l'environnement, il est possible et même logique de penser que «la totalité est la vérité», mais en même temps, «cette totalité est fausse».(15)
Les événements de mai en France
ont montré que la prise de conscience, encore diffuse certes, mais
vivante, du mensonge de cette totalité peut
exister dans la classe ouvrière d'un pays capitaliste avancé.
La remise en cause de cette
totalité est également nécessaire pour !es peuples des pays
sous-développés qui ont à élaborer le modèle de la
société future vers laquelle orienter leurs luttes.
Nous ne pouvons ici, qu'évoquer
quelques points de repère dans cette élaboration, qui doit être en même
temps, et nécessairement, une négation
de cette fausse totalité.
Dans le domaine économique
L'épanouissement créateur des
hommes est contraire aux concepts de la hiérarchie et de l'autorité dans
l'entreprise capitaliste.
L'émergence des nouvelles
techniques qui soient autre chose qu'amélioration des techniques
existantes, et qui sont, par là même, les plus
porteuses de progrès, ne peut se faire que par négation du présent,
par des démarches culturelles et intellectuelles radicalement contraires
à la démarche positiviste.
Ajoutons qu'à ce stade de la
création, la démarche déductive des mathématiques, et par conséquent de
l'ordinateur, n'est qu'accessoire. Pour
préciser, notons que le calcul économique, qui est présenté comme
une panacée, n'est possible qu'à partir de données concrètes et
acquises. Les mêmes données s'extraient de l'environnement par un
choix, conscient ou inconscient, des hommes. Elles s'élaborent et se
modifient en fonction de l'effort intellectuel de ces hommes, effort
qui est lui-même conditionné par une prescience, claire
ou diffuse, de l'objectif et d'un choix. Au stade où le calcul
économique devient possible, les choix sont déjà largement orientés et
prédéterminés.
D'où l'importance des choix c stratégiques» qui, au niveau d'une nation, deviennent des choix «politiques».
L'appréciation des potentiels de progrès en vue des décisions «stratégiques» échappe également à la démarche positiviste et
capitalistique.
C'est ce qui a fait écrire à des auteurs étudiant le comportement des directions des firmes capitalistes:
«Concevoir une stratégie qui soit optimale est un défi à l'intelligence qui est simplement hors de portée des capacités de la plupart des dirigeants efficaces».(16)
«Concevoir une stratégie qui soit optimale est un défi à l'intelligence qui est simplement hors de portée des capacités de la plupart des dirigeants efficaces».(16)
Si dans la Société capitaliste
développée, ces structures et ce cadre culturel freinent et détournent,
mais n'arrêtent pas complètement l'effort
des hommes vers le progrès, ces structures et concepts deviennent
des blocages décisifs en Société sous-développée. Dans une telle
Société, tout progrès implique un rejet du présent, une mise en
question des structures et des cultures héritées de la période
coloniale.
Dans le domaine de l'enseignement
L'enseignement hérité du
capitalisme décadent, mais dont les concepts de base remontent jusqu'à
l'Académie platonicienne, ne prépare pas les
hommes à la création. Au contraire, dès l'enfance, et tout au long
de la scolarité, il brise les personnalités. La Culture acquise y est
contemplative de l'évolution du passé, la structure
autoritaire.
La coupure des systèmes d'enseignement avec la pratique est la conséquence la plus dramatique de ces conceptions.(*2)
Dans le domaine culturel
a) Il nous faut nous arrêter
d'abord sur la conception et le rôle de l'homme dans le monde
capitaliste, opposé à l'homme de la Société de
créateurs.
La morale de la création scientifique a été admirablement résumée par le grand savant anglais J.D. Bernai: (17)
La morale de la création scientifique a été admirablement résumée par le grand savant anglais J.D. Bernai: (17)
«En science les hommes ont
appris consciemment à se subordonner eux-mêmes à un objectif commun sans
perdre l'individualité de leurs
réalisations. Chacun sait que son travail repose sur celui de ses
prédécesseurs et de ses collègues, et qu'il ne peut porter ses fruits
qu'à travers le travail de ses successeurs. En science, les
hommes collaborent, non parce qu'ils sont forcés par une autorité
supérieure, ou parce qu'ils suivent aveuglément quelque chef choisi,
mais parce qu'ils réalisent que c'est seulement dans cette
collaboration volontaire que l'homme peut atteindre un but. Non des
ordres, mais des avis déterminent l'action. Chaque homme sait que c'est
seulement grâce aux avis, donnés honnêtement et de
façon désintéressée, que son travail peut réussir, parce que de tels
avis expriment d'aussi près que possible la logique inexorable du monde
matériel, du fait têtu. Les faits ne peuvent être
pliés à nos désirs, et la liberté vient de l'acceptation de cette
nécessité et non de prétendre l'ignorer.»
Si l'action des hommes sur les
faits pour transformer la nature, n'est possible qu'à partir de la prise
en considération de la réalité de ces
faits, mais encore une fois, saisis dans leurs structurations, leurs
contradictions, et les potentiels de changement en résultant sur
lesquels les hommes peuvent agir, notons que la morale de la
création scientifique ainsi rappelée par Bernai, se situe à l'opposé
de la morale tournée vers l'intérêt matériel et de la philosophie
individualiste du monde capitaliste.
Par contre, la morale de l'Homme nouveau, surgit, magnifique, du combat libérateur.
Ecoutons Mahmoud Darwich, emprisonné en Palestine occupée:
«Ma patrie!
Le fer de mes chaînes m'enseigne
La violence des aigles
Et la douceur de l'optimiste.
Je ne savais point que sous nos peaux
Il y eut une tempête...
Et une noce de ruisseaux
Ils m'ont privé de lumière dans une geôle
Mais dans mon coeur resplendit
Un soleil en flambeaux!»
Ce n'est pas la morale seule qui
doit se situer à un plan qualitativement supérieur et essentiellement
différent. Il doit en être de même de la
Raison.
Nous avons évoqué les
fluctuations qu'ont traversés le concept de Raison et la philosophie de
la connaissance à travers l'histoire du
capitalisme. Déjà on perçoit, dans ces fluctuations, une lutte, à ce
niveau, tendant à refouler par la Raison mécaniste et déterminante, la
démarche sensible, l'ouverture à l'environnement humain
et naturel. Ou tout au moins la Raison bourgeoise ne l'admet-elle
que filtré et canalisé vers l'intérêt immédiat. L'ouverture plus
profonde est laissée aux poètes, à la culture «littéraire» dont
C.P. Snow soulignait la dichotomie avec la culture scientifique.
L'intelligence «dévoyée» dont
parlait E. Faure à propos de la Florence des Médicis est celle du monde
capitaliste. Elle est en fait, celle de
toute société basée sur l'exploitation de l'homme par l'homme.
La réaction, présentée comme
mystique et obscurantiste, à la Raison des classes dominantes et
exploiteuses, traduit au fond la colère du peuple
devant une structure sociale qui s'écarte radicalement clé l'idéal
de justice dont il est imbu, et aussi devant les «philosophes» de cour.
Tel est, contre l'histoire bourgeoise, le sens profond
de la révolte d'un Savonarole à Florence. Tel est le sens profond du
mouvement Almohade se réclamant d'Al Ghazali et de l'enseignement
initial de l'Islam.
La Société à créer, la Raison
nouvelle en voie d'émergence, la Raison des créateurs de cette Société
doit mettre fin à cette dichotomie
millénaire. Elle doit intégrer, y compris dans le vocabulaire,
«rationnel» et «sensible».
La création, y compris la
création scientifique, plonge dans le sensible, ou plutôt elle émerge du
sensible. Il en est ainsi, immédiatement, au
niveau de la démarche révolutionnaire. Tout révolutionnaire est un
créateur, et comment être révolutionnaire sans que d'abord «cela vous
sorte des tripes!» En sens inverse tout créateur est un
révolutionnaire. Comment créer sans révolutionner le présent? Créer,
c'est faire surgir le non-être, c'est nier le présent.
Marx écrivait, de la méthode dialectique qu'il avait «remise sur les pieds»:
«Sous son aspect rationnel, elle
est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et
leurs idéologues doctrinaires, parce que
dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du
même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction
nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont
toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne
saurait lui en imposer; parce qu'elle est essentiellement critique et
révolutionnaire».(18)
La «Raison» bourgeoise ne peut
être révolutionnaire. C'est pourquoi la création ne peut s'apprendre
chez Control Data. Si nous remontons à ceux
que la «culture occidentale» proclame comme inventeurs de la Raison,
les philosophes de la Grèce Antique, ils ont été, pour les plus
illustres d'entre eux, à savoir Platon et Aristote, les
théoriciens de la Société esclavagiste grecque.
Dans une très belle étude où il démystifie le «miracle grec», J.P. Vernant écrit de la pensée grecque qu'elle est:
«D'une part le rejet, dans
l'explication des phénomènes, du surnaturel et du merveilleux; d'autre
part la rupture avec la logique de
l'ambivalence, la recherche, dans le discours, d'une cohérence
interne, par une définition rigoureuse des concepts, une nette
délimitation des plans du réel, une stricte observance du principe
d'identité».(19)
Nous retrouvons là, intactes,
les démarches profondes de la «Raison» bourgeoise. «L'ambivalence» que
la culture occidentale reproche à la
culture arabe peut être autrement plus porteuse de créativité que le
formalisme issu des grecs.
La Raison révolutionnaire, la
Raison créatrice et dialectique a été élaborée par le marxisme comme
«négation» de la philosophie, qui permettait,
dans la lignée des grecs, «d'agir de façon positive, réfléchie,
méthodique, sur les hommes, non de transformer la nature».(19)
Ici encore il faut s'élever
contre les déformations positivistes et mécanistes du marxisme. Il n'y a
pas lieu de s'étonner qu'un tel phénomène
se soit produit dans une Société européenne imprégnée de ces
concepts de la Raison. Réjouissons-nous que les contradictions résultant
du développement de cette Société y fasse éclater la vérité
du marxisme.
En ce qui nous concerne, le
chemin vers cette vérité peut être plus court. La structuration de
l'exploitation est moins profonde, même si elle
est plus brutale. Au plan culturel, les couches exploiteuses ne
disposent que d'un mélange bâtard d'éveil des formes obscurantistes du
passé et de placage des formes les plus dégénérées de la
Culture Occidentale.
Dans l'héritage de la Culture
Nationale se retrouvent par ailleurs des racines profondes d'aspiration à
la justice et de formes de pensée qui
pourront s'épanouir dans une synthèse créatrice avec la philosophie
du socialisme scientifique.
Par contre, le retournement des
structures et des concepts de la phase coloniale et néo-coloniale est un
impératif. Ici plus qu'ailleurs, dans
tous les domaines, culturels, économiques, techniques même, de
pensée politique et sociale, il n'y a de création que révolutionnaire.
Ceci ne signifie pas que cette
création soit plus longue ou plus difficile. Il est vrai que les esprits
formés chez «Control Data» ne peuvent
comprendre des principes de logique, mais de logique dialectique,
comme l'unité des contraires. Par contre, le paysan marocain qui n'a pas
subi cette formation, vient d'expérimenter dans la
pratique comment les prélèvements de l'Etat peuvent transformer une
année de bonne récolte en son contraire.
Ces approches nous permettent
ainsi de mieux poser le problème d'une Culture Nationale correspondant à
l'effort de construction de cette Société
nouvelle.
III. VERS UNE NOUVELLE CULTURE NATIONALE
L'émergence des pays
sous-développés ne peut se faire que par la mise en mouvement de
l'ensemble des énergies créatrices de la nation.
Comme nous l'avons dit, les
blocages sont tels qu'il ne peut y avoir de demi-mesure. Par contre, la
seule voie en avant possible étant celle qui
ouvre d'emblée la route vers la Société future, vers la Société de
créateurs, la route à parcourir, une fois cette voie prise, peut être
plus courte, si la conscience de l'objectif stratégique et
des implications qu'il comporte est claire.
Cette conscience claire ne peut
s'atteindre, et elle doit être atteinte par l'ensemble de la nation, que
par une démarche spécifique aux
conditions spécifiques de celle-ci, et particulièrement spécifique à
son cadre culturel.
Dans ce sens, seraient également
fausses les tentations d'appliquer mécaniquement l'acquis extérieur du
marxisme ou de remettre en valeur le
cadre culturel du passé sans l'enrichir par ce qui est la
méthodologie du mouvement vers cette Société future.
1) Faux par rapport à l'essence du marxisme, nous en avons donné quelques indications dans la troisième partie.
Si nous essayons de résumer
cette essence, sans nous cacher la difficulté d'une telle tentative,
nous parvenons aux points suivants:
a) Le marxisme met fin à la dualité Raison-Nature en les intégrant dans leur unité dialectique.
b) Cette unité se situe elle-même dans le cadre structurel global, dans la totalité sociale.
c) Cette totalité n'est pas un
ensemble statique, mais en mouvement, le mouvement provenant et
provoquant à la fois des contradictions propres à
cet ensemble. Le déséquilibre n'est plus alors perçu comme élément
anormal, ou seulement admis comme inéluctable, mais considéré comme
l'essence même du progrès, lorsqu'il est maîtrisé par les
hommes.
d) Le rôle des hommes, partie de
cet ensemble social, lorsqu'ils passent, grâce à la conscience acquise
des lois du mouvement, du règne de la
nécessité à celui de la liberté, est d'agir consciemment sur ces
Contradictions pour provoquer le passage à un nouvel ensemble, à un
nouveau cadre structurel tout aussi provisoire que le
précédent, du fait des nouvelles contradictions apparentes ou
latentes qu'il comporte, mais qualitativement supérieur, parce que la
dialectique Ràison-Nature y atteint un stade nouveau, supérieur
au précédent au sens de contenant ce précédent tout en le dépassant.
L'action consciente des hommes
vers le progrès ne peut donc se faire que dans l'ensemble social et
culturel auquel ils appartiennent, et à
partir de cet ensemble.
Notons que si le passage du
capitalisme au socialisme est, en tant que changement social,
essentiellement radical par rapport au mouvement
antérieur et ultérieur de la société, c'est parce que, ne pouvant se
réaliser et se développer que par l'action consciente de la grande
masse des opprimés, il implique pour se faire, se
développer, et se structurer, que se forme, à l'échelle sociale un
Homme nouveau, radicalement différent de celui forgé par des millénaires
d'exploitation de l'Homme par l'Homme.
2) La marche vers la Société de
créateurs peut, en pays arabe, s'appuyer sur des bases culturelles qui
placent au premier plan les
préoccupations:
- de l'Homme total
- de l'Homme se réalisant dans la Totalité sociale.
Sur l'Homme total, la vie de
Moliammed et de ses successeurs immédiats est déjà une illustration que
viennent renforcer les nombreuses
recommandations du Prophète sur le comportement du Croyant, telles
que:
«Le meilleur d'entre nous est
celui qui ne renonce pas à la vie future au profit de la vie présente,
ni à la vie présente au proflt de la vie
future».
Mais l'Homme ne peut ainsi se
réaliser que dans le cadre de la Communauté, la Umma, une Communauté
basée sur la justice et l'égalité.
Les distorsions ultérieures aux
premiers Khalifes et la structuration, même partielle, du monde arabe
sous l'égide de classes exploiteuses ont
entraîné la dilution de ces principes.
Dans la mesure, et c'est le cas,
où la dichotomie entre Homo faber et Homo sapiens s'y est affirmée, il
n'y a pas à s'étonner de retrouver les
mêmes dichotomies culturelles que celles que nous avons critiquées
dans la Culture Occidentale.
Aussi la critique de la période
historique qui a vu briller de tout son éclat la Civilisation arabe, et
où l'intellectuel arabe contemporain
recherche tout naturellement un passé, ne peut être menée sans une
désaliénation préalable par rapport aux concepts de la Culture
Occidentale.
L'opposition, constante dans
l'analyse historique de la Culture arabe, entre les deux courants
baptisés «Rationaliste» et «Mystique», tend, sous
l'égide des orientalistes occidentaux et de leurs élèves arabes, à
privilégier le premier courant par rapport au second, ce qui entraîne,
une fois de plus, l'intellectuel arabe à se couper des
aspirations profondes de son peuple et à rejeter celui-ci dans les
bras des réactionnaires obscurantistes.
Les armes de la critique et de
la théorie qui permettent de démystifier la Culture Occidentale, qui
permettent de construire une Raison
nouvelle, sont également nécessaires pour mener cette critique
constructive de la Culture arabe et jeter les bases d'une Culture
nouvelle et d'une Société nouvelle qui pourront, nous l'avons vu,
réaliser l'enseignement fondamental de l'Islam, enseignement qui est
toujours vivant au coeur des masses.
3) La construction de cette Raison nouvelle peut d'ailleurs s'appuyer sur les démarches «pré-dialectiques» qui imprègnent la culture arabe et dont deux ouvrages récents portent tcmoignage.(20 et 21)
3) La construction de cette Raison nouvelle peut d'ailleurs s'appuyer sur les démarches «pré-dialectiques» qui imprègnent la culture arabe et dont deux ouvrages récents portent tcmoignage.(20 et 21)
L'analyse du plus important de
ces ouvrages «L'idéologie arabe contemporaine», de A. Laroui, est, à ce
sujet, riche d'enseignements, autant par
les apports d'une recherche extrêmement riche que par ses limites.
Si nous essayons de prolonger
cette recherche à la lumière des moyens que la présente étude a pu
préciser nous devons tout d'abord noter la
faiblesse principale d'une analyse de types sociologiques au niveau
de «l'élite» sans qa'en apparaissent les raisons provenant de la
structure sociale et du mouvement de la pratique
sociale.
Nous reviendrons, in fine, sur
ce point, parce que seul, il permet le dépassement des Contradictions
qui ont limité la réflexion de
Laroui.
Celles-ci proviennent à notre avis de deux raisons:
1) La critique de la Culture Occidentale, assimilée à la poursuite de l'efficacité, n'a pas été perçue.
2) Le marxisme n'est apparu à Laroui que par sa déformation positiviste.
Nous pensons avoir posé ici quelques jalons supplémentaires à une réflexion qui permettrait de dépasser ces difficultés.
Comment alors, ne pas approuver Laroui lorsqu'il écrit dans ce qui devient une ouverture vers l'avenir:
«La dialectique et seulement la
dialectique peut expliquer et dépasser l'opposition persistante entre
technophilie et appel à l'authenticité.
L'Etat National peut, en l'adoptant, mettre fin à la dualité du
faire et du comprendre, il peut continuer à agir et commencer à se
connaître. Plus.encore, l'analyse du marxisme objectif sera par
la même occasion justifiée puisque ce sera la critique d'un marxisme
positiviste par un autre, dialectique».
Mais pour permettre ce
dépassement, il faut aller plus loin dans la démystification, plus loin
que nous ne l'avons nous-même esquissé ici. La
Raison, posée comme «Non-Moi», telle qu'elle a été façonnée par la
Culture Occidentale, telle qu'elle reparaît dans certains travaux de la
philosophie arabe imprégnée d'Aristote, doit être
critiquée en profondeur.
Ce que Laroui appelle «la
dialectique» et qui est pour nous un marxisme vivant, intégré à la
réalité nationale et vivifiant sa réalité
culturelle tout en étant vivifié par elle, ne peut être ainsi
réduite:
«La dialectique, en tant que
dépassement postulé par l'histoire de la contradiction présente, ne
remplit-elle pas le même rôle? Elle reconnaît
en effet la supériorité historique du Non-Moi (l'Occident), elle lui
donne raison mais en dépassant sa forme positive passagère. Quant au
Moi, sensible au coeur, hypostasié dans le dogme, la
culture ou la langue, la négation le dissout et nous amène à nous
déprendre de sa fascination. Il ne suffit donc nullement de savoir que
notre situation exige la dialectique; il faut encore se
demander si elle n'exige pas une vision de celle-ci qui en fait une
thérapeutique plus qu'une méthode logique».
Parler de «thérapeutique» ne
témoigne pas seulement d'une étrange déformation de la dialectique, mais
finalement d'un mépris du Moi. Ce mépris
provient de l'aliénation devant le «Non-Moi», c'est-à-dire la
Culture Occidentale.
Nous avons tenté de démontrer en
quoi cette Culture est dépassée, pourquoi elle est antinomique à la
Raison et à la Culture de la Société
future.
Si le «Moi», en tant que
sensibilité, que Culture Nationale, se pose en négation de ce «non-Moi»,
la synthèse dialectique, la «négation de la
négation», ne se résout pas non plus par une simple négation du
«Moi» par une dissolution de la culture qui ne deviendrait en effet
qu'une thérapeutique pour se dissoudre dans la Culture
Occidentale.
Elle ne peut être non plus une simple juxtaposition de l'économique et du mystique comme Laroui l'envisage également. «L'économique» étant démystifié, et ceci reste à faire,(*3) la valeur du sensible reprend toute sa force non plus comme repli, mais en vue de créer l'Homme nouveau, l'Homme créateur.
Elle ne peut être non plus une simple juxtaposition de l'économique et du mystique comme Laroui l'envisage également. «L'économique» étant démystifié, et ceci reste à faire,(*3) la valeur du sensible reprend toute sa force non plus comme repli, mais en vue de créer l'Homme nouveau, l'Homme créateur.
Citons ici un texte qui montre toute la complexité et la richesse de cette démarche:
«Ainsi l'éclatement dialectique
des formes présentes, comme surgissement des formes encore absentes,
active le caractère inadéquat du niveau
formel déjà atteint, pour tendre jusqu'à la possibilité la plus
approchée possible, jusqu'à une possibilité plus adéquate, plus
profondément encore jusqu'à la possibilité utopique d'un tout qui
soit total, c'est-à-dire totalement adéquat. S'il est vrai que cet
éclatement possède, dans le passé comme dans le présent, un très riche
ensemble de ramifications, de médiations et de
détermination, le processus dialectique ainsi considéré se situe
cependant dans l'horizon de l'avenir; il est originairement déterminé
par le possible objectif réel».(22)
A ce point, il n'est pas
possible de poursuivre plus loin la réflexion théorique. La Raison
démystifiée par rapport à la Culture Occidentale est
une Raison liée à la pratique. Avoir «la tête dans les étoiles»,
implique, à l'image d'Antée, de garder contact avec la Terre. Autrement
dit, cet Homme nouveau, cette Culture nouvelle, le
processus même de la synthèse dialectique qui y conduit, ne petit
être élaboré dans la théorie pure.
Le rôle nécessaire de la
réflexion théorique est de lever les blocages à l'initiative créatrice
des hommes. Mais cette initiative créatrice se
manifeste au sein même de l'action et de la pratique sociales. Dans
le monde arabe, comme de plus en plus dans le monde, l'action
révolutionnaire a déjà démystifié la «supériorité historique» de
l'Occident. Cette action et cette pratique sociales sont déjà en
train de créer l'Homme nouveau.
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